le poème de la Sainte Liturgie Maurice ZUNDEL


Le Poème de la Sainte Liturgie – Maurice ZUNDEL

ENTRÉE DANS LE MYSTÈRE

 

La vie nous révèle à nous-mêmes

comme une capacité d'infini.

C'est là le secret de notre liberté.

Rien n'est à notre taille

et l'immensité même des espaces matériels

n'est qu'une image de notre faim.

Toute barrière nous révolte

et toute limite exaspère nos désirs.

C'est aussi la source de notre misère.

Une «capacité» n'est qu'une aptitude à recevoir.

Une capacité d'infini

est une indigence infinie,

qui exige d'être comblée avec une urgence

proportionnelle à ses abîmes.

Ce n'est pas à notre corps, bien évidemment,

qui n'est qu'un point dans l'univers,

que nous devons cette ampleur illimitée du vouloir.

Notre âme s'y révèle, et la qualité des nourritures

qui doivent nous combler:

c'est dans l'invisible seulement

qu'elles se peuvent rencontrer,

dans l'univers intérieur de l'Esprit.

Notre chair même y doit trouver accès

et s'assouplir à ses exigences immatérielles,

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si toute une part de nous-même

ne doit point rester étrangère

à notre suprême réalisation.

Mais le monde invisible

épouvante notre chair et la déconcerte;

elle se sent dépossédée à son approche

et s'attache à son domaine

avec d'autant plus de violence.

Ne parvenant pas à réaliser notre unité par en-haut,

nous nous efforçons de l'atteindre par en-bas.

Par un transfert de notre appétit

sur les objets sensibles,

nous leur prêtons la séduction infinie

qui répond à l'immensité de nos désirs.

Quoi de plus naturel dès lors

que de céder à leurs promesses

et de subir l'envoûtement de leur attrait?

Comment pourrions-nous résister à leur appel,

affamés d'infini,

quand l'infini semble à portée de la main?

Nous ne voyons pas

que ce qui nous fascine et nous enivre,

c'est la projection sur les choses

du besoin infini qui nous travaille,

et le scintillement de l'esprit

sur la croupe mobile des vagues fuyantes.

Nos mains gardent de leur capture

autant qu'un enfant qui s'efforce de saisir

l'iris d'une bulle de savon.

Il faudrait, à ce point, nous montrer

ce que nous poursuivons réellement,

plutôt que de nous accabler

sous la vanité des objets qui nous séduisent.

Car ce ne sont pas eux qui nous ensorcellent,

mais le chatoiement de l'infini

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dans les plis de leur étoffe.

Nos pires excès témoignent encore

de notre vocation divine,

et ne représentent, la plupart du temps,

que l’élan désespéré de notre cœur

vers un bonheur insaisissable.

Quelle blessure est souvent, en vérité,

la révélation de notre grandeur

et quelle résonance illimitée

donne à toutes nos émotions

cette capacité d'infini

qui est le fond de notre nature!

Nos douleurs et nos joies sont sans bornes,

comme nos tendresses et nos admirations.

Et pourtant nos réalisations

semblent si précaires et si vaines.

Nos gestes seront-ils éternellement des simulacres

dont l'éclat des mots couvrira le vide,

ou faudra-t-il admettre avec un tranquille scepticisme,

pour échapper à la magie du lyrisme,

que la vie se limite aux accidents incohérents

d'une physique et d'une chimie délirantes?

On n'expliquerait pas alors ce besoin de comprendre

qui dépasse tellement en nous l'utilité

que nous pouvons tirer des choses,

ni comment nous serions intelligents

si l'univers était inintelligible.

La science a fondé toute son œuvre

géniale, patiente, héroïque, immortelle,

sur cette conviction que la nature est capable

de répondre aux questions qu'elle suscite en nous,

qu'elle est sujette au nombre et pénétrée de raison,

comme elle est génératrice de pensée.

Et si la science n'atteint jamais le fond du réel,

elle ne cesse pourtant point

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de le poursuivre et de s'en approcher,

en écoutant la confidence inépuisable des choses.

L'art a constamment senti

que la matière passait infiniment la matière,

et il s'est servi de la matière même

pour exprimer ce dépassement.

Les dimensions du monde sensible

se sont dilatées sans mesure,

ses contours se sont assouplis

en la fluidité d'une atmosphère transparente

et sous des traits innombrables,

un Visage unique a surgi:

un Visage dont l'intensité enivrante et déchirante

n'a jamais laissé percevoir le dessin.

L'amour est une éternelle extase

au berceau de la vie.

Il s'est enchanté de tous les espoirs,

il a connu tous les sanglots,

il s'est meurtri de toutes les blessures,

il a poussé jusqu'à la mort

l'ivresse de la vie.

Il s'est approprié le langage de l'adoration,

tellement il était sûr

d'être aux prises avec l'Infini.

Mais il est rare

qu'il en ait reconnu la véritable nature.

Comme l'art et comme la science,

il a subi, le plus souvent, l'aimantation

qui l'entraînait sans cesse au-delà,

sans en discerner la source;

et il a soumis l'homme à d'indicibles tortures,

dont celui-ci était souvent lui-même,

avec une aveugle frénésie,

la victime et le bourreau.

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L'art et la science se sont généralement déchaînés

avec moins de violence;

mais ils se sont contaminés souvent

au contact de l'homme qui les pratiquait,

en perdant, dans le tumulte de ses passions,

leur transparence et leur docilité,

jusqu'à devenir les enseignes

de son orgueil et de sa vanité!

Le mystique a sondé ces plaies

avec un indicible respect

et une magnanime compassion.

Il a compris que l'élan magnifique

devait retomber sur soi,

ou trébucher sur une idole,

que cette sortie triomphale

ne pouvait qu'aboutir à la pire captivité,

si l'extase ne rencontrait son objet véritable,

si l'infini ne se révélait indubitablement

comme un Autre;

Un Autre à qui tout l'être pût être réellement donné,

avec toutes les exigences de sa vie intérieure,

toute la richesse de ses désirs,

et toute l'immensité de son cœur.

Un Autre, mais qui fût de l'ordre de l'esprit,

et tellement intérieur à l'âme

que la personne acquît sa véritable autonomie

en lui cédant et en s'y abandonnant

comme à son vrai moi.

Un Autre en nous, qui ne fût pas nous,

et sur qui notre être moral pût être fondé,

dans un altruisme qui consacrât son unité.

Le mystique saisit du premier coup

la nature divine du problème,

et l'immensité des valeurs engagées

dans ces erreurs tragiques,

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dont un être spirituel est seul capable.

Il sait d'ailleurs que les blessures de l'âme

sont aussi les points d'insertion de ses ailes,

et que nos instincts les plus profonds,

ressaisis dans toute leur pureté,

et réalisés selon toute l'ampleur de leur élan,

aboutissent d'eux-mêmes

aux régions silencieuses de la prière.

Il est ouvert à tous les êtres,

et tous les gémissements de l'univers,

toutes les recherches de l'esprit,

tous les rêves de l'art

tous les émois et toutes les blessures de l'amour

ont trouvé un refuge dans son cœur.

Il entend toutes ces voix

en leur résonance intérieure,

en leur «De profundis»,

en leur divine clameur;

et les mots de la parabole

lui deviennent mystérieusement lisibles

comme le dénouement positif de toutes ces angoisses:

«mon ami, monte plus haut» (Le 24,20).

Il vous faut entrer encore plus avant dans vos recherches,

vous identifier plus intérieurement

avec l'objet qu'elles poursuivent,

en vous effaçant davantage,

en vous démettant plus profondément de vous-même,

en écoutant avec plus d'humilité;

car c'est dans la mesure où le moi est crucifié

que «l'Autre» se fait jour en nous

et que l'Infini, sur lequel tout être est ouvert,

se laisse identifier

comme une Présence spirituelle

et comme une Vie débordante.

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Vos bras doivent s'ouvrir

pour offrir et non pour prendre,

pour donner votre vie

et non pour posséder celle d'autrui.

Et c'est là justement le secret de la Croix,

qui est le berceau mystérieux d'un monde nouveau,

l'arbre de vie miséricordieusement enraciné dans nos cœurs,

dont la sainte Liturgie évoque

et réalise à tous les instants du jour,

sur quelque point de la terre,

l'inépuisable fécondité.

Comment dire, dès qu'elle est réellement vécue,

quand elle s'élève comme le chant divin du silence,

entre les portiques du recueillement,

son ineffable pouvoir de réconciliation?

Tout s'assouplit paisiblement

aux exigences rédemptrices de l'Amour crucifié:

les gestes s'intériorisent,

les paroles deviennent silencieuses,

les chants écoutent,

les couleurs magnifient les saisons de l'âme,

l'encens fait monter sa prière,

et toute matière offre les abîmes de son cœur

comme reposoir à l'Esprit.

La création apparaît du dedans,

translucide en l'unité vivante de l'Amour.

La Lumière du monde scintille dans la flamme du cierge,

et son cœur bat dans le mystère de la lampe.

L'univers, en état de contemplation,

n'est plus qu'un immense sacrement.

On le découvre enfin avec ses trois dimensions d'être,

en l'ouverture infinie de ses trois ordres,

comme la suprême offrande

de la charité divine à la charité humaine

et comme la suprême action de grâce

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de la charité humaine à la charité divine.

L'infini est là,

à portée de l'esprit,

au cœur de la matière transfigurée,

qu'on ne peut plus voir que par les yeux de l'âme:

à mesure qu'on goûte au divin Ferment

qui incorpore à notre vie,

sous le voile du pain,

le mystère ineffable de l'Amour crucifié.

Notre regard s'insère au centre le plus intime des choses

et s'épanouit du dedans au dehors

suivant le mouvement de la source —

saisissant ce dehors même dans la lumière du dedans,

épelant la pensée divine dans l'alphabet glorieux des signes.

La plus humble réalité luit à l'horizon de l'âme

comme un ostensoir,

et chaque rencontre ajoute une note nouvelle,

en nos cœurs,

au Cantique du Soleil.